Eric Widmer, nouveau co-directeur du PRN LIVES : "J’ai grandi avec l’interdisciplinarité"
Suite à la nomination du Professeur Michel Oris comme vice-recteur de l’Université de Genève, c’est le Professeur Eric Widmer qui reprend la co-direction du Pôle de recherche national LIVES côté Genève dès le mois de juillet 2015. Il partagera notamment avec le Professeur Jean-Michel Bonvin la responsabilité du programme doctoral et continuera de diriger le projet "Configurations familiales et parcours de vie" (IP208) grâce au soutien de la Professeure Clémentine Rossier. Interview.
D’abord quelques mots pour marquer le départ de Michel Oris…
Bien sûr ! Michel Oris a fait un travail absolument formidable de constitution et de structuration du pôle avec Dario Spini et Laura Bernardi. Il a vraiment organisé le travail, sur Genève, de manière très efficace. Il était toujours au fait de tous les dossiers et connaissait tous les doctorants LIVES par leur prénom. Tout le travail fait par Michel ces dernières années rend ma prise de fonction beaucoup plus facile.Qu’allez-vous amener de différent ?
Je crois que mon nouveau rôle s’inscrit d’abord pour l'essentiel en continuité par rapport au travail qui a été fait pendant la première phase. Mais il va s’agir maintenant d’approfondir le travail sur nos thématiques transversales, les « cross-cutting issues » (CCI). J’ai l’impression qu’au cours des quatre premières années, les équipes ont trouvé leurs marques sur des questionnements assez précis relatifs à leur discipline. Mais il me semble qu’on est encore au début du travail interdisciplinaire. Dans les années qui viennent, il s’agit de collaborer davantage entre psychologues développementaux et sociaux, sociologues, démographes, statisticiens et économistes pour développer une perspective interdisciplinaire cohérente et originale, productrice de nouveaux résultats sur les parcours de vie et la vulnérabilité. J'entends privilégier cet objectif, dans le cadre de la direction.Quelle est votre expérience de l’interdisciplinarité ?
J’ai grandi avec l’interdisciplinarité, car l'objet « famille », sur lequel je planche depuis vingt ans, est à l’intersection de la démographie, de la psychologie et de la sociologie. Ce n’est pas de la sociologie pure et dure comme celle qui touche à la stratification sociale, où l’on peut rester vraiment dans le cadre de sa discipline. Dès le doctorat, j’ai été nourri de lectures et de contacts avec la psychologie des relations interpersonnelles, la psychologie développementale, etc. Ensuite, durant mon post-doc aux Etats-Unis, j’ai été dans des programmes interdisciplinaires avec des psychologues, des démographes et des anthropologues. Quand je suis rentré en Suisse, j’ai assez vite été engagé au centre PAVIE, qui est en quelque sorte le prédécesseur de LIVES, dont l’objectif était de développer des recherches interdisciplinaires sur le parcours de vie et qui s’est concrétisé dans plusieurs publications et dans le projet de recherche « Devenir parent », sur lequel nous travaillons encore aujourd’hui. J’ai aussi fait un certain nombre de projets de recherche avec des juristes et des économistes, autant d’expériences pluridisciplinaires qui se sont bien passées. Mais l’expérience majeure, c’est que nous faisons maintenant avec LIVES !Une des raisons d’être du PRN LIVES est l’ouverture sur la cité. Quelle est votre vision à ce sujet ?
Une des missions d’un pôle de recherche national est d’avoir des retombées sur la société civile, de faire profiter les dirigeants politiques, les responsables d’associations et le grand public des connaissances accumulées par la recherche. La direction de LIVES valorise donc les relations avec les acteurs sociaux. Par ailleurs, ces liens sont très utiles à la recherche fondamentale, car ils nous permettent un accès facilité à des terrains qui autrement seraient difficiles d’accès et compliqués à étudier. On ne peut pas lancer un projet de recherche sur une population vulnérable si on n’a pas des liens qui sont déjà plus ou moins établis, et si possible institutionnalisés, avec des partenaires. C’est le rôle des universités et des programmes nationaux de participer à promouvoir des connaissances plus appliquées, surtout dans les sciences sociales, qui doivent être en prise avec les problèmes sociaux.Un projet à mentionner en particulier ?
Oui, c’est dans ce cadre que le Département de sociologie de l’Université de Genève, avec le soutien du PRN LIVES, s’est allié avec Pro Juventute Genève et l’OPCCF (Office protestant de consultations conjugales & familiales) pour créer l’association « Avenir Famille ». Notre projet a trois piliers. D’abord l’animation d’un réseau de professionnels de la famille sur Genève – associations, services, fondations, etc. – qui fournissent une offre très importante mais peu coordonnée. L’objectif ici est d’essayer de stimuler les collaborations, le dialogue et la communication entre les professionnels pour les aider à produire quelque chose de plus intégré. Deuxième mission : mettre à disposition des individus un guichet unique pour toute information dont ils pourraient avoir besoin concernant des problématiques familiales dans le canton. Enfin, troisième point, et c’est là où LIVES et l’Université de Genève sont particulièrement concernés, la création cet automne d’un observatoire de la famille qui se chargera de recherches appliquées sur la famille, en lien avec les demandes expressément formulées par les professionnels via les Assises de la famille qui seront organisées chaque année, et via les préoccupations des familles et des individus. Des contacts ont également lieu en ce moment du côté vaudois. A terme nous aimerions bien développer quelque chose de romand. Il y a un besoin social qui s’exprime très clairement et qui répond au besoin de valoriser les connaissances acquises dans LIVES auprès de la société civile.Est-ce lié à la transformation actuelle des structures familiales ?
C’est surtout lié à l’absence de politique familiale explicite dans notre pays, tant au niveau cantonal qu’au niveau fédéral, d’autant plus dommageable que les structures familiales sont devenues, durant les cinq dernières décennies, beaucoup plus complexes, pas seulement en lien avec le divorce et la recomposition familiale, mais aussi en lien avec l’allongement de l’espérance de vie et la migration. Nous avons obtenu récemment un mandat d’une commune du canton de Genève où résident un grand nombre de familles de milieux populaires. On trouve des emplois très précaires, des problèmes de prise en charge des enfants en cas de double emploi des parents, des problèmes de logement importants, dans des situations où les réseaux familiaux sont relativement faibles suite à la délocalisation liée à la migration et à des séparations en chaîne sur plusieurs générations. Les autorités communales s'interrogent : que faire pour aider ces familles, rendues vulnérables par une conjonction de facteurs, tant économiques que démographiques ? Quels sont leurs besoins et quels types de services doit-on mettre en place pour répondre à la vulnérabilité de familles en situation précaire ? Je pense que LIVES a toutes les compétences pour répondre à ce type de questionnements.Une autre priorité du PRN LIVES est de se développer internationalement, cette fois-ci du point de vue académique. Comment faire ?
La première manière de se développer scientifiquement et d'obtenir une reconnaissance internationale, c’est d’avoir des résultats de recherche originaux et bien fondés empiriquement. Une manière de rendre LIVES plus visible, à mon sens, serait de renforcer le travail collaboratif autour des « cross-cutting issues » et la dimension interdisciplinaire, car c’est ça qui fait l’originalité de notre entreprise. Le paradoxe, c’est que cela rend les publications plus compliquées, parce que malheureusement on est évalué par des collègues qui s’inscrivent dans une discipline spécifique. Typiquement, les experts sociologues auront des exigences très importantes sur l’échantillonnage et seront vite très critiques par rapport à des petits échantillons non représentatifs qui pourraient passer en psychologie ; parallèlement, des experts psychologues vont être beaucoup plus regardants en ce qui concerne la validité des mesures et la réplication des résultats que ne le sont les sociologues. Alors quand vous mettez ensemble les deux séries d’attentes, cela rend la publication d’articles interdisciplinaires plus difficile. Mais quand on y arrive, ça donne quelque chose de très fort !Vous serez notamment en charge de diriger le troisième « cross-cutting issue » (CCI 3) concernant l’approche multidirectionnelle, c’est à dire à travers le temps. Quelles sont les pistes ?
Comme cela a été décrit dans la requête au Fonds national, nous nous intéressons par exemple aux effets des premières années de vie sur le long terme : est-ce que tout se joue avant cinq ans ou pas ? Même si nous n’avons pas d’études sur les enfants, on peut faire du rétrospectif. Il y a aussi cette hypothèse fondamentale des effets cumulatifs à travers le parcours de vie, qui doit à mon avis être encore beaucoup plus explorée qu’elle ne l’a été jusqu'à maintenant. Enfin le troisième point important est la « biographisation » des parcours de vie, cette idée que les individus participent assez activement, via la recomposition de leurs projets, à la conduite de leur trajectoire de vie sur le long terme. J’aimerais ajouter quelque chose qui est très discuté dans la littérature internationale, c’est le projet d'ouvrir la boîte noire de l’ « agency », c’est à dire la capacité de l’acteur à agir, à avoir une influence sur son parcours de vie, via ses préférences, ses orientations, ses buts de vie. C’est un thème classique de l’analyse des parcours de vie, mais on doit en savoir plus sur comment cette dimension actionnelle s’exprime sur le moyen et long terme des parcours de vie, dans différentes situations structurelles a priori défavorables : familles monoparentales, problèmes de santé, problèmes professionnels, chômage, handicap, etc. Le jeu entre structure et agentivité sur le long terme me semble un point important. Je participe aussi, plus marginalement, avec Dario Spini et Oriane Sarrasin, au CCI 2 sur les interactions sociales, et là je crois qu’on a réussi à mettre en avant cette idée forte de « misleading norms », de normes sociales qui poussent les individus à prendre des chemins qui s'avèrent contre-productifs pour eux sur le moyen ou long terme. Par exemple, dans un pays comme la Suisse où l’on connaît 50% de divorce, cette norme qui pousse les femmes à rester à la maison ou à réduire fortement leur participation au monde du travail. On peut faire l’hypothèse que chaque génération part dans la vie avec les normes qui ont été mises en place par la génération précédente.Au sein de l’IP208, vous voulez également aborder la question de l’ambivalence de la famille. De quoi parle-t-on ?
L’ambivalence, comme définie en sociologie, principalement par Kurt Lüscher, c’est l’oscillation entre des normes sociales contradictoires. Typiquement, l'impératif social d’être actif professionnellement et d’allaiter son enfant jusqu’à l’âge de deux ans, ou l'injonction à aider activement des parents vieillissants et celle de mener une vie très autonome, de poursuivre une carrière nécessitant un éloignement social et géographique. Dans la perspective de Kurt Lüscher, cette ambivalence peut être génératrice d’innovation et de développement de la personne, car elle place les individus dans la nécessité de créer de nouvelles solutions. Moi je fais l’hypothèse que cette forme d’agentivité est possible seulement si les personnes ont des ressources financières, culturelles et sociales assez fortes. Quand ces injonctions normatives contradictoires concernent des individus plus désavantagés, elles pourraient devenir des facteurs de stress et donc d’affaiblissement de l'identité personnelle et de la capacité d'agir. Mais c’est encore à voir ! Pour l’essentiel, la sociologie voit la famille comme un lieu de ressourcement, de soutien, de solidarité, alors que ce qu’on postule dans l’IP208, c’est que la famille est elle-même une source de stress, et ceci lié aux nombreux conflits qu’elle génère dans l’attribution de différentes ressources – argent, affection, temps… Ce qu’on donne en temps à un enfant, à un partenaire ou à un parent vieillissant, on ne va pas pouvoir le donner à une autre personne, dans des familles où les liens sont beaucoup plus individualisés qu’avant. D’où tout l’intérêt de voir ces liens familiaux comme générateurs de ressources, certes, mais aussi comme des liens générateurs de vulnérabilité. Et cela a peu été fait jusqu’à présent.