Le virus du sida leur a appris à vivre: des femmes «ordinaires» au parcours extraordinaire
Pour son travail de thèse dans le cadre du Pôle de recherche national LIVES, Vanessa Fargnoli s’intéresse au parcours de vie de femmes que rien ne prédestinait – en apparence du moins – à devenir séropositives. Une trentaine d’entretiens ont été menés depuis une année. Ils indiquent des pistes d’analyse inédites et montrent l’incroyable force de résilience des participantes à cette recherche.
Un jour elles ont appris qu’elles étaient porteuses du virus d’immunodéficience humaine (VIH). La plupart ne s’y attendaient pas du tout. C’était il y a plus de quinze ans, trente pour certaines. Depuis elles vivent avec; ni saines, ni malades. Car depuis l’avènement de la trithérapie, on ne meurt plus du sida. Mais on reste marqué à vie – au quotidien, dans ses relations et dans son identité – par les conséquences de l’infection. Cette prise de conscience brutale, chez des femmes qui n’étaient pas consommatrices de drogue, travailleuses du sexe ou originaires de pays fortement touchés par la pandémie, est le point de départ des entretiens approfondis que mène depuis 2014 Vanessa Fargnoli, sociologue à l’Université de Genève.
« Beaucoup de choses ont déjà été faites sur les groupes à risque. Il s’agit souvent de recherches en lien avec la prévention. Or les femmes que j’ai appelées ‘ordinaires’, même si je n’aime pas ce mot, sont sous-représentées dans les études. Elle ne sont pas un enjeu de santé publique car elles ne sont pas perçues comme potentiellement ‘contaminantes’ », explique la doctorante.
Depuis l’approbation de son projet par les comités d’éthique des Hôpitaux Universitaires Genevois (HUG) en décembre 2013 et du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV) en mai 2014, Vanessa Fargnoli a rencontré vingt-sept participantes âgées entre 34 et 69 ans aux profils les plus divers en matière de niveau de formation, d’insertion professionnelle et de statut familial. Environ la moitié d’entre elles ont déjà été vues deux fois, chaque entretien durant près de deux heures.
« Chacune de ces femmes m’emmène ailleurs. Entre celle qui a saisi la justice pour faire condamner son conjoint, celles qui ont voulu un enfant malgré tout et celles qui se le sont interdit, les situations sont incroyablement hétérogènes », raconte la chercheuse. Une de ces femmes a perdu son emploi à cause du VIH, une autre a décidé de sortir de l’AI (assurance invalidité) et tout fait pour retrouver du travail. Il y a même deux cas de contamination «volontaire»: une participante affirme qu’elle cherchait ainsi une forme de suicide, une autre que son compagnon a renoncé par amour à se protéger afin de «tout partager» avec elle.
« Maladie de la relation »
Au-delà de ces différences, un élément récurrent se dégage cependant, que Vanessa Fargnoli ne s’attendait pas à sentir si présent: presque toutes ces histoires ont été marquées par des épisodes de violence – physique, sexuelle ou psychologique – antérieurs à l’infection. « On sait que certains traumatismes conduisent à ne plus se respecter. Est-ce que de telles prédispositions pourraient expliquer que ces femmes ne se sont pas protégées ? C’est une hypothèse à vérifier. A ce stade en tout cas, je perçois déjà le sida comme une ‘maladie de la relation’ », déclare la sociologue.
Tous les ingrédients de la perspective des parcours de vie sont réunis dans cette recherche et seront mobilisés pour avancer dans l’analyse: contexte socio-historique (nouvelle maladie, nouveaux traitements), événements critiques (contamination, diagnostic, symptômes physiques), cumul des désavantages et bifurcations (dans les trajectoires amoureuse, familiale, professionnelle, et bien évidemment de santé). Dans le cas du sida, l’approche empirique et inductive de Vanessa Fargnoli rejoint sans difficulté les paradigmes de la théorie: « développement tout au long de la vie » (comment se négocie et se construit l’identité, quelles sont les ressources mobilisées), « vies liées » (particulièrement perceptibles dans le cas d’une maladie venant des autres et impactant le reste des proches), « intentionnalité » ou « capacité d’agir » (soit les stratégies mises en place par les individus concernés, faites également d’évitement et de compensations).
« Maladie du paradoxe »
« Maladie de la relation », le sida est aussi, selon Vanessa Fargnoli, la « maladie du paradoxe »: « La séropositivité est à la fois la pire et la meilleure chose qui soit arrivée à ces femmes. Depuis elles ont été obligées de commencer à se respecter, à prendre soin d’elles; certaines ont énormément développé leur spiritualité pour s’en sortir », détaille la chercheuse.
Selon elle, le paradoxe tient également dans le fait que le sida a perdu en capacité de nuisance au niveau biologique, mais pas au niveau social: il n’est plus mortel mais reste perçu comme sale. Ses victimes sont à la fois invisibles et stigmatisées, normales et vulnérables. Par ailleurs, si le virus est bel et bien maîtrisé, elles souffrent énormément des effets secondaires du traitement – problèmes neurologiques, de foie, de métabolisme. Enfin elles sont partagées entre culpabilité et secret d’une part, volonté de se livrer et de partager leur expérience d’autre part.
Et puis, alors qu’elles sont elles-mêmes victimes, beaucoup de femmes interrogées se distinguent par leur volonté de protéger l’homme qui les a contaminées, ou de protéger leur entourage en cachant ou minimisant leur état. Elles refusent la pitié, estiment qu’elles n’ont pas le droit de se plaindre. Et parmi les paradoxes en figure encore un dernier, et non des moindres: souvent leurs propres enfants, adolescents ou jeunes adultes, tous séronégatifs grâce aux progrès de la science, ne prennent pas systématiquement les précautions nécessaires dans leurs relations intimes..
Comment vivre
Vanessa Fargnoli relate que plusieurs femmes ont hésité à témoigner au motif qu’elles estimaient ne pas être un bon exemple, parce qu’elles s’en sortent plutôt bien, et que cela ne correspond pas à l’image à faire passer pour la prévention. Pourtant leur histoire démontre mieux que certains clichés à quel point tout le monde est concerné par le risque, et combien vivre avec le VIH n’a rien d’anodin, même aujourd’hui.
« Il y a peut-être un biais de sélection, déclare-t-elle, mais les femmes que j’ai rencontrées sont toutes des battantes. Elles ont découvert que le virus les avait rendues plus tolérantes, plus concernées par les autres, mais aussi plus exigeantes dans leurs relations. » Elle cite en exemple le parcours de cette ancienne serveuse, autrefois battue par son mari en toute impunité, qui après le diagnostic s’est reconstruite à travers le milieu associatif et a renoué des liens plus forts que jamais avec sa famille.
Et Vanessa Fargnoli de conclure: « Même celle qui a attrapé le sida consciemment pour se détruire a finalement réussi à donner du sens à sa vie. Toutes disent qu’avant le VIH leur vie était moins bonne. Etonnamment, certaines ne voudraient pas qu’on leur enlève le virus. Il leur a appris comment vivre, et non comment mourir. »