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En France la mobilité sociale s’essouffle aux portes des Grandes Écoles

Alors que l’influence du milieu social d’origine sur le parcours professionnel diminue progressivement jusqu’à bac+4, elle demeure prédominante pour les diplômé·e·s des établissements d’enseignement supérieur les plus sélectifs. Sur la base de nouvelles analyses, un article de Julie Falcon et Pierre Bataille dans le prestigieux journal European Sociological Review remet en question empiriquement la réputation méritocratique de la « fabrique des élites » françaises.

Deux jeunes chercheurs ayant achevé leur doctorat dans le cadre du Pôle de recherche national LIVES à l’Université de Lausanne se sont penchés sur la mobilité sociale des diplômé·e·s des différentes filières de formation supérieure en France. En isolant les types et niveaux de formation suivies, les genres et les cohortes, et en comparant le statut socio-économique de départ avec celui atteint dans la vie professionnelle, ils constatent que le pouvoir parfois attribué aux Grandes Écoles de gommer les différences de classe en induisant un « formatage » uniforme est de fait largement surestimé.

Alors que les personnes issues des classes supérieures ont aujourd’hui encore cinq fois plus de chances que les personnes issues de la classe ouvrière d’être diplômées d’une Grande École, les élèves d’origine modeste – et en particulier les femmes – ayant intégré ce type d’établissement scolaire prestigieux peinent à valoriser leur titre scolaire sur le marché du travail aussi bien que leurs camarades mieux nés. Ce constat vient démentir de précédentes assertions dans le milieu scientifique, selon lesquelles l’influence du milieu social décroirait linéairement à mesure que l’on monte dans la hiérarchie des diplômes.

Les données proviennent de l’Enquête Emploi de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), qui n’avait encore jamais été utilisée dans une recherche de ce type. Appelée à travailler avec cette base de données pendant son post-doc à l’université de Stanford, Julie Falcon, aujourd’hui collaboratrice scientifique à l’Office fédéral de la statistique, explique qu’elle a réalisé « l’énorme potentiel de ces données pour analyser la mobilité sociale, tant au niveau de la taille de l'échantillon, de la dimension historique et du niveau de détail des informations disponibles, en particulier pour la catégorie "Grandes Écoles". »

La chercheuse s’est alors associée pour cette étude à Pierre Bataille, actuellement post-doctorant à l’Université Libre de Bruxelles, dont le travail de thèse avait porté sur les parcours de vie des normalien·ne·s. Selon lui, « le débat sur les Grandes Écoles en France ne porte que sur les inégalités d'entrée et jamais sur les inégalités de sorties, comme si l'entrée dans ce type de formation représentait un ticket assuré pour intégrer les fractions hyper dominantes de l'espace social. »

A l'inverse, ajoute-t-il, « les diplômes universitaire de niveau bac+3 ont mauvaise presse, car ils ne seraient pas assez "professionnalisants" pour assurer à leurs étudiant·e·s un avenir professionnel intéressant. Ce que nous montrons, c'est que dans les faits, contrairement aux idées reçues, on constate une mobilité sociale plus importante chez les détenteurs d’une  licence que chez ceux et celles qui sortent d’une Grande École. »

Force égalisatrice de l’université

Portant sur plus de 750'000 personnes nées entre 1918 et 1984, les données de l’Enquête Emploi de l’INSEE attestent en effet de la grande force égalisatrice de l’université : Julie Falcon et Pierre Bataille observent qu’à chaque génération, c’est au niveau bac +3 et +4 que l’origine sociale a le moins d’impact sur le devenir professionnel, en particulier pour les femmes, dont l’accès aux études supérieures a augmenté de manière spectaculaire au cours du 20e siècle. Mais pour celles sortant d’une Grande École, le plafond de verre reste nettement plus difficile à percer lorsqu’elles sont issues des classes populaires et intermédiaires.

Dans le contexte actuel, marqué par la complexification des conditions d'accès à l'université et les débats autour du dispositif ParcourSup, les résultats produits montrent que le caractère non-sélectif de la vaste majorité des premiers cycles de l’université française a constitué jusqu’à aujourd’hui un des facteurs les plus importants de mobilité sociale pour une grande partie des générations ayant bénéficié de la démocratisation scolaire.

En France, la plupart des recherches sur la mobilité sociale s’étaient basées jusqu’à présent sur des données plus anciennes, allant jusqu’à 2003, provenant de l’enquête Formation et Qualification Professionnelle (FQP). Cette nouvelle recherche montre que depuis cette date, pour celles et ceux ayant intégré une formation élitiste, l’emprise de l’origine sociale sur les perspectives d’emploi ne s’est pas affaibli, même pour les cohortes les plus récentes. Cela conduit les deux chercheurs à conclure que le mérite reste surtout récompensé chez les plus nantis.

>> Falcon, J. & Bataille, P. (2018). Equalization or reproduction? Long-term trends in the intergenerational transmission of advantages in higher education in France. European Sociological Review, Vol. 34, Issue 3

 

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Devenir parent marque la fin de l’égalité dans le couple

Dans un article pour la revue Social Change in Switzerland, René Levy fait la synthèse de trois recherches qui permettent de comprendre pourquoi les parcours de vie des femmes en Suisse sont marqués très différemment par la parentalité par rapport à ceux des hommes. Constatant un fort écart entre les valeurs d’égalité et les pratiques effectives des couples, il démontre que ce différentiel a des raisons structurelles, qu’il serait possible de faire évoluer.

En Suisse, la trajectoire professionnelle des femmes reste conditionnée par la maternité. Pour expliquer ce mécanisme, René Levy convoque trois études empiriques réalisées au cours des quinze dernières années, qui éclairent la réalité des fortes inégalités de genre toujours en vigueur.

Premier constat : c’est au moment de la naissance de leur premier enfant que les femmes changent leur rapport au travail. Pour la grande majorité des couples, la venue d’un enfant mène à une double insertion familiale et professionnelle à temps partiel chez les mères, alors que l’immense majorité des hommes a des parcours standard d’emploi à plein temps, quelle que soit leur situation familiale.

Deuxième constat : alors qu’une majorité de couples déclarent des valeurs égalitaires au moment de la première grossesse, ils ne sont plus qu’une minorité, quelques mois après la naissance, à rester cohérents avec cet idéal d’égalité dans la répartition effective des tâches domestiques. La réalité montre que la parentalité induit une très forte « retraditionnalisation » des pratiques, indépendamment des intentions de départ.

Ces deux observations s’éclairent à la lumière du troisième constat : en comparant la Suisse à d’autres pays européens, et en comparant une centaine de micro-régions suisses entre elles, on remarque que l’existence de congés parentaux et de structures d’accueil extra-familial est cruciale. Elle détermine l’amplitude avec laquelle les couples peuvent réaliser effectivement leur idéal d’équilibre égalitaire entre travail et famille.

René Levy conclut que la non-réalisation de mesures d’égalité a des effets à long terme : leur absence non seulement prétérite la situation économique des femmes à la retraite, mais produit aussi des identités genrées chez les enfants, entretenant le cycle de reproduction des inégalités de genre.

>> René Levy (2018). Devenir parents ré-active les inégalités de genre : une analyse des parcours de vie des hommes et des femmes en Suisse. Social Change in Switzerland No 14. Retrieved from www.socialchangeswitzerland.ch

Contact: René Levy, +41 21 903 11 32, rene.levy@unil.ch

La série Social Change in Switzerland documente, en continu, l’évolution de la structure sociale en Suisse. Elle est éditée conjointement par le Centre de compétences suisse en sciences sociales FORS, le Centre de recherche sur les parcours de vie et les inégalités (Faculté des sciences sociales et politiques, Université de Lausanne) LINES et le Pôle de recherche national LIVES – Surmonter la vulnérabilité: perspective du parcours de vie (PRN LIVES). Le but est de retracer le changement de l’emploi, de la famille, des revenus, de la mobilité, du vote ou du genre en Suisse. Basées sur la recherche empirique de pointe, elles s’adressent à un public plus large que les seuls spécialistes.

>> Voir aussi le papier de René Levy dans Le Temps, en ligne le 23 mai 2018:
La parentalité provoque l'inégalité au sein du couple