Les étrangers hautement qualifiés en Suisse se sentent souvent rejetés par leurs collègues
Dans une thèse par articles, Claire Johnston apporte des avancées importantes en psychologie sur les conditions qui permettent ou pas aux individus de se sentir bien au travail. Ses recherches ont été retenues par plusieurs revues scientifiques d’excellent niveau. Dans un de ces papiers, elle démontre l’existence en Suisse de subtiles formes de discrimination visant davantage les employés allemands et français, perçus comme ultra compétitifs, que les immigrants d’Europe du Sud à l’image plus chaleureuse et moins menaçante.
Claire Johnston a épaté le public par son niveau de maîtrise quand elle a soutenu sa thèse le 26 mai 2015 à l’Université de Lausanne. Les membres du jury ont salué la qualité des publications liées à ce travail de doctorat élaboré dans le cadre du Pôle de recherche national LIVES. Un article est encore en révision dans le Journal of Organizational Behavior, trois ont été publiés dans le Journal of Vocational Behavior, un autre dans le Journal of Career Development et un dans Cultural Diversity & Ethnic Minority Psychology.
Dans ce dernier elle montre, avec ses co-auteurs, que les immigrants français et allemands subissent plus d’incivilités de la part de leurs collègues que les étrangers d’autres nationalités. Cette forme subtile de discrimination se manifeste par des attitudes hostiles comme interrompre son interlocuteur, l’ignorer ou utiliser un ton condescendant avec lui. Une autre recherche récente avait déjà observé que les Suisses perçoivent les étrangers des pays voisins comme très compétents mais peu aimables. Les résultats de Claire Johnston prouvent avec des chiffres que les individus concernés ressentent cette animosité.
Sur la base d’un échantillon de 1661 employés comprenant 18% de migrants (parmi lesquels 43.4% de Français et d’Allemands), les données des personnes originaires d’Europe de l’Ouest montrent de manière significative qu’elles endurent plus de marques d’incivilité que les personnes d’Europe du Sud ou de l’Est. De fait, les migrants originaires du Portugal ou des Balkans, dont les niveaux d’éducation et de statut social sont plus bas, ne ressentent pas plus d’incivilité que les Suisses.
Les étrangers hautement qualifiés des pays voisins « sont perçus comme s’intégrant facilement dans le pays d’accueil et sur le marché du travail, et de là tendent à être oubliés dans les mesures destinées à combattre les discriminations à l’encontre des migrants », souligne la psychologue dans son papier.
Insécurité de l’emploi à la hausse
D’autres types d’observations sont à relever dans la thèse de Claire Johnston. Dans un contexte de marché du travail de plus en plus complexe, marqué par une insécurité croissante, une demande de flexibilité toujours plus grande et des positions moins durables, la chercheuse a examiné différentes caractéristiques individuelles et professionnelles et leur lien avec le bien-être général et le bien-être au travail.
Pour ce faire elle a recouru à de nombreux apports de la psychologie, comme la mesure des traits de personnalité et de la satisfaction de vie, ou encore des concepts tels que la croyance en un monde juste et la justice organisationnelle. Ses données proviennent d’un échantillon représentatif d’environ 2000 résidents en Suisse, 94% employés et 6% sans emploi, qui ont répondu à l’enquête longitudinale sur 7 ans concernant les parcours professionnels réalisée par l’équipe IP207 du PRN LIVES. Les analyses de Claire Johnston se fondent sur les deux premières vagues de questionnaire (2012 et 2013).
« Adaptabilité de carrière »
Claire Johnston élabore notamment sur le concept d’adaptabilité de carrière (« career adapt-ability »), qui se distingue par l’implication, le contrôle, la curiosité et la confiance en soi. Il a déjà été démontré qu’un bon niveau d’adaptabilité améliore l’engagement professionnel, la satisfaction au travail, les stratégies de recherche d’emploi, la stabilité dans le poste et l’auto-évaluation de la performance.
Une des contributions de la jeune psychologue est de faire avancer la méthodologie destinée à mesurer l’adaptabilité de carrière et sa relation avec le bonheur et le stress au travail. Avec l’équipe de l’IP207, elle a validé une version française et une version allemande de l’échelle d’adaptabilité de carrière afin de pouvoir l’appliquer au contexte suisse.
La thèse de Claire Johnston confirme des conclusions contre-intuitives de recherches précédentes montrant que les périodes de recherche d’emploi peuvent renforcer les ressources d’adaptabilité : les participants au chômage montrent effectivement de meilleurs scores d’adaptabilité. Cet effet ne se retrouve pas cependant chez les personnes soumises à une très forte insécurité professionnelle, qui font face à « un contexte de travail plus stressant et exigeant, dans lequel il est plus difficile d’activer et de mettre en œuvre les ressources nécessaires », note la chercheuse.
Il reste à évaluer si l’adaptabilité des personnes en recherche d’emploi reste élevée dans le long terme ou se limite à une « fenêtre de temps critique » pendant laquelle les individus ont de plus grandes chances de retrouver du travail. La chercheuse propose que des interventions destinées à développer l’adaptabilité de carrière soient élaborées et testées.
Ayant terminé son doctorat sept mois avant la fin de son contrat, Claire Johnston utilisera certainement le temps restant pour aller plus loin. Le champ de la psychologie du travail a beaucoup à gagner de la part d’une chercheuse aussi professionnelle et adaptable. De telles compétences pourraient en effaroucher plus d’un. Mais comme elle est sud-africaine et particulièrement adorable, on lui pardonne.
>> Johnston, Claire (2015). The contribution of individual and professional characteristics to general and work-related well-being. Sous la direction de Jérôme Rossier et Franciska Krings. Université de Lausanne.