Professeure associée au Département de sociologie de l'Université de Washington, directrice du Centre for Statistics and the Social Sciences et éditrice pour l'Amérique du Nord du British Journal of Sociology, Katherine Stovel a joué un rôle de pionnière dans l'élaboration de méthodologies qui sont devenues fondamentales pour l'étude des parcours de vie. Le Pôle de recherche national LIVES est très honoré de l'accueillir vendredi 5 juin à Lausanne au cours du Congrès 2015 de la Société Suisse de Sociologie, et lui a posé quelques questions introductives.
Quel lien faites-vous entre le thème général du congrès, « Dynamiques collectives, (dé-)régulations sociales et espaces publics » et celui de votre conférence sur «Les structures sociales de la curiosité » ?
Le Congrès 2015 aborde un thème fondamental et très vaste qui inclut de nombreux champs de recherche active en sociologie. Ma conférence abordera surtout la façon dont les structures sociales influent sur la curiosité, un sujet qui, de prime abord, semble éloigné du thème général du congrès. Toutefois, deux conséquences claires et directement liées à la dérégulation des institutions et, plus globalement, de la vie en société, sont à la base de mon intérêt pour la manière dont les conditions sociales façonnent la curiosité. D'abord, de nombreuses forces sociales ont contribué à la profonde individualisation du parcours de vie. Cette individualisation confère plus d'importance que jamais aux critères et aux processus sociopsychologiques, comme l'ouverture aux autres et les apprentissages exploratoires, dans le modelage des expériences individuelles, et finalement du capital humain contenu dans la société. Ensuite, la détérioration des valeurs collectives aboutit à ce que les cadres éducatifs promeuvent de plus en plus la réussite individuelle. Cette tendance risque d'avoir des répercussions préjudiciables sur la curiosité (ainsi que sur d'autres formes de comportement créatif et expressif). Enfin, outre les transformations sociales qu'abordera le congrès, nous vivons depuis quelques décennies des changements profonds dans le domaine de la technologie et de l'accès à l'information. A ce jour, l'essentiel de l'intérêt académique pour l'émergence des réseaux sociaux virtuels et des technologies de l’information s'est concentré sur leurs promesses, qui sont de faciliter la coordination des actions collectives et de réduire le poids de la proximité géographique sur la communication et les interactions. Je regrette qu'on ait beaucoup moins essayé de comprendre les conséquences sociales et comportementales des nouvelles technologies de l'information sur l'exploration, la découverte et l’innovation, qu’elles soient autonomes ou structurées de manière institutionnelle.
Dans le résumé de votre conférence, vous affirmez que « plusieurs observateurs ont noté un apparent manque de curiosité dans le monde actuel ». Pouvez-vous citer quelques exemples ? Où et comment avez-vous observé la curiosité de manière empirique ?
Dans mes fonctions de professeure et d'observatrice de la société, j'ai souvent été frappée par des manifestations de curiosité, mais aussi d'absence de curiosité. Les expériences renouvelées auprès d'étudiants de premier cycle ont d'abord piqué mon intérêt académique pour la curiosité, car ils semblent manifester trop fréquemment une absence totale de curiosité pour le monde qui les entoure. Plutôt que d'exprimer de l'émerveillement ou de l'enthousiasme à l'idée d'approfondir un sujet, de nombreux étudiants limitent leurs interrogations à une question singulière : « Est-ce que ce sera dans l’examen ? ». Comme beaucoup de mes collègues, j'ai commencé à soupçonner que les étudiants actuels évoluent dans un contexte éducatif rempli d'éléments d'information épars sans lien entre eux et qu'ils raccrochent toute nouvelle information à un échafaudage de savoir branlant. Ils mettent lourdement l'accent sur leurs résultats académiques objectifs, ce qui semble étouffer leur curiosité. Mon impression que la curiosité est sur le déclin est partagée par la presse grand public, qui déplore fréquemment la baisse de la curiosité au fil des générations.
Selon vos observations, quels sont les structures et les réseaux d'information qui déclenchent ce que vous appelez des enchaînements ou cascades de curiosité ?
Les études formelles portant sur les structures sociales qui stimulent et nourrissent la curiosité en sont encore à leurs débuts. Mes propres incursions préliminaires dans ce champ d'investigation découlent de mon intuition, à savoir que le déclenchement de la curiosité « en cascade » est lié au degré d'agrégation du réseau et à la nature de la hiérarchie. Les cascades de curiosité devraient être particulièrement favorisées lorsque les réseaux (et les structures de connaissance) sont marqués par une combinaison d'abondance et de rareté. Cela signifie que lorsque des personnes interagissent avant tout dans des réseaux denses, il reste peu d'espace cognitif pour l'exploration, et donc un soutien social limité pour ce faire. Mais quand ces mêmes réseaux s’étendent, les individus sont alors confrontés à des situations inconnues qui les poussent davantage à faire appel à leur curiosité pour intégrer de nouvelles informations. Plus les réseaux sont connectés, plus grande est la chance qu’un enchaînement de curiosité se propage entre leurs membres. Toutefois, si les réseaux prennent trop d'ampleur, le monde risque d'apparaître à ce point déstructuré qu'il devient difficile de donner un sens à cet ensemble. Dans les réseaux où les données sont rares, la curiosité, lorsqu'elle se déclenche, tend à plus de profondeur que d'amplitude. En outre, parce que la curiosité implique de reconnaître qu’on ne sait pas, ceteris paribus, la curiosité diminue en montant dans la hiérarchie, car les impératifs relationnels d'autorité et de prestige sont incompatibles avec le fait d’admettre son ignorance.
Vous avez étudié les réseaux sociaux, le marché de l'emploi, la sexualité des adolescents, la mobilité résidentielle, le lynchage dans les Etats du Sud, les carrières dans la banque... Quel est le fil conducteur entre tous ces thèmes ?
Si mes recherches traitent de sujets qui semblent disparates, mes travaux s'intéressent tous à un élément fondamental : la manière dont les structures relationnelles façonnent le comportement individuel. Conformément à la tradition bien établie d'analyse de réseaux relationnels, mes travaux visent à prendre au sérieux les structures en réseau et les impératifs relationnels qui leur sont associés (d'où mon intérêt pour la manière dont la hiérarchie influence la curiosité, par exemple). Plus globalement, je cherche à comprendre en quoi des périodes précises de l'histoire génèrent des individus qui s'inscrivent dans des ensembles relationnels, en quoi ces relations structurent la compréhension du monde de ces acteurs, et enfin les traits caractéristiques que cela leur confère.
L'analyse de réseau et l’analyse de séquence semblent être vos méthodes préférées. Qu'apportent-elles, chacune, aux sciences sociales et comment les combinez-vous ?
Je vois l'analyse de réseau comme un outil clairement sociologique, car elle place les relations entre les acteurs au premier plan de l'étude. Plutôt que de préjuger que les individus sont simplement dotés de traits sociaux caractéristiques, une approche relationnelle de la sociologie nous permet d'appréhender comment les structures d'interaction – incluant la signification culturelle et les processus cognitifs associés à ces relations – façonnent les principales caractéristiques, et comment les individus évoluent dans leur environnement social. Jusqu'à récemment, les données et les méthodes réduisaient les analyses de réseau à des instantanés, bien que la plupart d'entre nous ait compris que les réseaux ne sont pas statiques et que leur dynamique revêt autant d'importance que leur structure. Pendant cette période de stagnation méthodologique, j'ai adopté l'analyse de séquence, une méthode qui promettait d’aider à identifier non seulement des modèles de parcours de vie mais aussi l’existence de scénarios forgés par les institutions. Ces scénarios m'intéressent tout particulièrement, car, outre le fait qu'ils orientent sans équivoque le comportement des individus, ils jouent également un rôle dans le développement des structures de réseaux observées.
Vous accordez énormément d'importance à la notion de temporalité, qui est aussi un principe primordial dans la perspective des parcours de vie qui est au cœur de LIVES. Pouvez-vous citer un exemple extrait de vos résultats qui illustre la manière dont la temporalité impacte la réalité sociale ?
L'une des principales interrogations qui ont motivé mes recherches au cours des dernières décennies (et l'origine de ma motivation à devenir sociologue) réside dans l'épineux problème de l'influence des dynamiques institutionnelles et organisationnelles sur les différentes catégories d'employés, au fil de leur carrière. S'il est attesté depuis longtemps que les contraintes organisationnelles limitent la progression de carrière des employés, la modélisation de la nature exacte de ces relations se révèle complexe, en partie à cause de l'interaction de multiples processus temporels sur une grande diversité de structures concernées. Pourtant, la compréhension des relations existant entre le changement organisationnel et le potentiel de perspectives pour les employés est essentielle, en particulier parce que la restructuration économique met à mal la progression des carrières. Mes travaux dans ce domaine soulignent la nature à plusieurs degrés de ces interactions dynamiques et ont produit des résultats significatifs sur la façon dont les mesures incitatives concurrentielles à un niveau micro peuvent produire des structures de niveau macro inattendues et parfois durables. J'ai traité ces thèmes de manière explicite dans trois projets de recherche : une étude des formes d'emploi au fil du temps à la Lloyds Bank qui présentait la double émergence de la modernité dans les institutions et dans les structures de carrière, une étude financée par la National Science Foundation portant sur les asymétries de l'information et la dynamique de ségrégation du marché de l'emploi, et un projet en cours portant sur la restructuration économique et la mobilité géographique des jeunes adultes. A l'occasion de ce dernier projet, nous revisitons des thèmes que j'avais traités dans des travaux précédents sur la migration géographique et la manière dont les changements macro affectent les structures de carrière, en posant cette question : comment les jeunes négocient-ils leur transition vers l'âge adulte à la suite de la crise de 2008 ? Tant les spécialistes que les parents constatent la propension des jeunes à résider dans le foyer parental, mais un nombre important de jeunes adultes continuent de lutter pour voler de leurs propres ailes. Pour ce projet, nous adoptons une perspective de parcours de vie et utilisons des données résultant de la cohorte NLYS-97 pour étudier la relation entre la recherche d'un emploi et la mobilité géographique des périodes avant, pendant et après la crise de 2008. Ce projet est particulièrement innovant en ce qu'il conjugue une analyse de séquence, qui permet de mesurer avec précision le déroulement chronologique de la recherche d'emploi, de l'embauche et de la migration, avec des modèles d’analyse d’événements du parcours de migration. Notre découverte la plus étonnante à ce jour est le fait que parmi cet échantillon de jeunes adultes, nous ne discernons aucune corrélation temporelle entre la recherche d'emploi et la migration. Cela signifie que les déplacements géographiques ne précèdent ni ne suivent directement la recherche d'emploi. Nous continuons d'affiner nos analyses et notre réflexion à propos de ce résultat. Nous soupçonnons que cette cohorte de jeunes adultes pourrait s’être décidée à migrer, notamment vers des zones urbaines, par choix de vie plus qu'au titre d'une stratégie de recherche d'emploi.
>> Résumés des conférences plénières