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L’investissement social en Suisse : trop « light » pour les uns, « doxa » économiciste pour les autres

Dans un livre paru en avril 2017 aux éditions Seismo, Jean-Michel Bonvin et Stephan Dahmen questionnent le paradigme de l’investissement social et son adaptabilité au contexte suisse. Gøsta Esping-Andersen, un des plus éminents spécialistes de cette approche, y défend la stratégie issue des pays scandinaves. Puis d’autres auteurs, dont Giuliano Bonoli et Jean-Pierre Tabin, exposent de manière contrastée leur vision respective de ce modèle, ainsi que son impact local. Les apports complémentaires des uns et des autres débouchent sur un appel à mieux équilibrer efficience et équité.

Visant à réformer l’Etat-providence en misant sur une meilleure rentabilité des politiques publiques, l’investissement social a pour but déclaré de développer le capital humain en amont de sorte à réduire les dépenses sociales et augmenter les recettes fiscales en aval. Depuis une vingtaine d’années, cette approche est défendue par de nombreux acteurs politiques et académiques sur fond de révolutions démographique et technologique : dans un contexte de baisse de la natalité, de vieillissement de la population, de hausse du chômage et de creusement des inégalités, l’investissement social apparaît à certains comme la meilleure voie pour répondre aux défis en cours.

Exemple le plus souvent cité, la mise en place de structures d’accueil pour les enfants d’âge préscolaire entraînerait ainsi plusieurs bénéfices : une meilleure intégration pour les enfants des milieux défavorisés d’une part, menant à moins de problèmes scolaires par la suite et une meilleure employabilité sur le long terme ; une émancipation des femmes d’autre part, qui se voyant ainsi soulagées d’une partie de leurs responsabilités familiales seraient encouragées à rejoindre le marché du travail, et donc les rangs des contribuables.

En Suisse, la question de l’investissement social n’a pas pris l’importance qu’elle a acquise ailleurs, que ce soit dans les recommandations de l’Union européenne ou dans les politiques publiques effectives des pays nordiques. Le livre dirigé par Jean-Michel Bonvin et Stephan Dahmen apporte donc une contribution essentielle au débat national, poursuivant une réflexion née en 2010 lors d’une conférence à Berne de l’Association suisse de politique sociale. Signe distinctif de son caractère helvétique, l’ouvrage propose certains chapitres en français et d’autres en allemand, dont une traduction d’un article de Gøsta Esping-Andersen écrit à l’origine en anglais. L’auteur danois, professeur à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone, s’y montre comme à son habitude un ardent défenseur de l’investissement social. Mais l’intérêt principal de la publication est de réunir des points de vue opposés sur le paradigme à la lumière du cas suisse.

Limites institutionnelles et idéologiques

Pour Giuliano Bonoli, seules des versions «light» d’investissement social ont vu le jour jusqu’à présent en Suisse. Ces mesures visent avant tout l’activation des personnes sans emploi, notamment les plus jeunes ou les moins qualifiées, et se distinguent de la version « lourde » d’investissement social, telle qu’on la trouve dans les pays scandinaves, jugée bien plus efficace par le chercheur. Il explique la faible pénétration des principes d’investissement social dans ce pays par des limites institutionnelles et idéologiques : le fédéralisme, qui empêche une vision commune et une gestion unifiée de la politique familiale ; et le conservatisme, qui privilégie le maintien des femmes auprès de leurs enfants et la non-intervention de l’Etat dans les affaires dites privées.

Jean-Pierre Tabin, lui, voit au contraire dans l’investissement social une manifestation de l’idéologie néo-libérale, dont l’unique objectif serait la réduction des coûts de l’Etat. Cette logique purement financière aboutirait notamment à dévaloriser le travail non rémunéré, sans pour autant chercher vraiment à lutter contre les inégalités sociales et de genre. Cette «doxa de l’investissement social» aurait selon lui été tout particulièrement mise à l’œuvre dans la 4e révision de l’assurance chômage en 2010, où l’essentiel du discours des parlementaires a tourné, estime-t-il, autour de la nécessité de rendre les prestations sociales moins attractives.

Justice sociale ou partiale ?

Les autres contributeurs du livre, Eva Nadai, Hans-Uwe Otto et Claudia Kaufmann, se révèlent également critiques de l’investissement social. L’approche est ainsi perçue comme trop sélective, visant avant tout les bénéficiaires les plus prometteurs ; elle ferait fi des véritables aspirations des acteurs, perçus uniquement comme des agents économiques, à l’opposé d’une démarche par les capabilités misant davantage sur l’épanouissement ; enfin elle négligerait de s’intéresser véritablement aux conditions de travail et aux inégalités homme-femme.

Jean-Michel Bonvin et Stephan Dahmen concluent que «dans le contexte actuel, l’Etat d’investissement social n’atteint pas, ou seulement de façon partielle, ses objectifs et il se révèle souvent un facteur de renforcement des inégalités sociales.» Ils soulignent que son impact reste difficile à évaluer : quels gains en attendre, et selon quelle temporalité ? «Le caractère vague du concept permet certes de rassembler des coalitions, mais il a comme effet pervers que celles-ci peuvent servir des objectifs très variés», ajoutent-ils, appelant de leurs vœux «une complémentarité plus équilibrée entre efficience et justice sociale.»

>> Jean-Michel Bonvin, Stephan Dahmen (eds.) (2017) Reformieren durch Investieren ? Chancen und Grenzen des Sozialivestitionsstaats in der Schweiz / Investir dans la protection sociale – atouts et limites pour la Suisse. Zürich : Seismo Verlag